Chroniques

par bertrand bolognesi

Philippe Manoury
Lab.Oratorium

1 CD WERGO (2021)
WER 7396 2
Lab.Oratorium de Philippe Manoury, un CD WERGO salué par notre A!

Créé au printemps 2019 à Cologne, Lab.Oratorium de Philippe Manoury fait suite à Kein Licht, œuvre également écrite en collaboration avec Nicolas Stemann, Thinkspiel que nous avions découvert à Strasbourg [lire notre chronique du 22 septembre 2017]. Si celui-ci interrogeait la catastrophe de Fukushima, survenue le 11 mars 2011, le présent oratorio – conçu pour deux acteurs, soprano, mezzo-soprano, chœur de chambre, grand chœur, électronique en temps réel et orchestre – évoque la noyade de très nombreux réfugiés en Méditerranée, à travers une forme qui se situe à mi-chemin du théâtre et du concert. Dans sa notice du CD, Patrick Hahn, le dramaturge du projet, précise la concomitance de l’élaboration de l’œuvre (dès l’été 2018) avec le blocus, pendant plusieurs semaines, « des navires de sauvetage dans les eaux côtières européennes et le retour en force des partis d’extrême droite dans toute l’Europe ». En février 2016, l'association SOS Méditerranée affrétait l’Aquarius qui, dans les trente-trois mois qui suivirent, sauva plusieurs dizaines de milliers de migrants, jusqu’à ce que plusieurs États, dont l’Italie, la Lybie et la France, entravent autoritairement son activité humanitaire – on se souvient assez du refus, ferme bien que maladroitement déguisé, d’Emmanuel Macron d’accueillir le navire, ses cent quarante-et-un passagers et l’équipage sur le territoire. La réaction du metteur en scène et du compositeur à cet événement douloureux et scandaleux de l’histoire contemporaine donnait naissance à Lab.Oratorium, dans le cadre d’une commande associant l’Elbphilharmonie de Hambourg, le Gürzenich-Orchester de Cologne, la Philharmonie de Paris et l’Ircam. Il est dédié à François-Xavier Roth qui en assura la première.

Du Vorspiel (Prologue) au Nachspiel (Épilogue), les dix séquences de ce nouvel opus enchaînent les destinations selon un itinéraire de navigation éloquent : Ausfahrt und Reise, Geschichten und Cocktails, Grodek, Theater (non retenue pour l’enregistrement), Anlegen, Wanderland, Nachtmusik und Melodram et Mare Nostrum. Après une brève incise orchestrale déflagrante, la description de la situation par un comédien et la poésie d’Ingeborg Bachmann chantée par un mezzo-soprano se conjuguent dans le Prologue, sorte de mise en annonce de l’œuvre elle-même et du futur désastre. Départ et voyage confie à une dense écriture orchestrale la mise en orbite, pour ainsi dire, de Lab.Oratorium, intense, hyperactive. Au chœur de chambre d’ensuite ouvrir Anecdotes et cocktails, le chapitre le plus long de l’ouvrage, où se mêlent slogans publicitaires pour touristes, vers poétiques (Bachmann, encore) puis propos recueillis de passagers. Un lyrisme sévère est confronté à l’aveugle futilité au nom de laquelle sont perpétrés les pires sacrifices humains, parfaitement rendue par les choix de couleur musicale, précipitant l’auditeur dans une éprouvante béance. À peine plus d’un siècle auparavant survenait cette épouvante que l’on aime à nommer Grande Guerre. Engagé à la pharmacie de campagne de l’armée impériale à Cracovie, le poète salzbourgeois Georg Trakl, qui en a suffisamment perçu l’horreur, s’administre une dose définitive de cocaïne dans la nuit du 2 au 3 novembre 1914. Peu avant ce suicide, il écrivait le sombre Grodek auquel la quatrième partie de Lab.Oratorium emprunte son titre. Philippe Manoury invite ici l’un des Trakl Gedichte composés en 2006 pour Accentus (création le 11 mai 2007), subtilement développé jusque dans le tissu orchestral. Le passage est celui de l’irréparable, là où « tous les chemins mènent à la noire pourriture ».

Aussi le surgissement des vaisseaux fantômes, selon une vision terrifiante d’Ingeborg Bachmann, et d’une mer de dépouilles privées de vie arrive-t-il en toute logique dramatique. Une scansion musclée et répétée, souvenir certain de la Notation II pour orchestre de Pierre Boulez (1980), soutient le grand chœur d’Anlegen qu’habite ensuite quelques phrases de Die Schutzbefohlenen (en écho aux Suppliantes d’Eschyle), une pièce où Elfriede Jelinek (2015) transmet sa préhension du drame humanitaire du XXIe siècle comme des causes et conséquences politiques et sociales induites. Aux jacasseries conclusives, Pays d’errance vient mettre un terme, via la grave question de Bachmann, « Mais où allons-nous ? » (in Reklame, 1956). Soprano et mezzo-soprano s’opposent, dans des modes anxieux qui se traduisent différemment. Délicat jardin ravélien, une sonorité orchestrale mystérieusement onirique recueille chanteurs et comédiens dans Musique nocturne et mélodrame où le musicien cite un passage de son Ring pour orchestre spatialisé, créé par le même chef à la tête de la formation rhénane (22 mai 2016) – en compagnie, une nouvelle fois, de Bachmann et Jelinek, la tension musicale grandit de plus en plus. Et l’électronique d’alors magnifier le rythme, au commencement du pénultième mouvement, Mare Nostrum, extrêmement dru où s’impose une puissante expressivité. Impossible dialogue entre le Journal de pensée d’Hannah Arendt (Denktagebuch, 1950-1973) et l’Abandonné de Nietzsche (Vereinsamt, 1884), l’Épilogue – Abfahrt (Départ) – met à nu la condition de réfugié et la dérive de notre société.

Pris sur le vif lors de sa création à la Philharmonie de Cologne, cette gravure est aujourd’hui saluée par notre équipe, et sans l’ombre d’un doute, d’une Anaclase!. Lab.Oratorium bouleverse tant par le témoignage d’une féconde collaboration entre gens de théâtre et gens de musique que par l’exploit de marier les héritages de Stockhausen et de Nono, par l’engagement humain (politique serait trop faible) et par sa haute exigence artistique. Nous y entendons Rinnat Moriah (soprano), Tora Augestad (mezzo), les comédiens Patrycia Ziolkowska et Sebastian Rudolph, les voix du Lab.Chor et du SWR Vokalensemble, respectivement placées sous la direction de Michael Ostrzyga et de Léo Warynski, ainsi que le Gürzenich-Orchester Köln dirigé par François-Xavier Roth. À l’Ircam, l’informatique musicale fut réalisée par Thomas Goepfer. Bravissimo !

BB